Coucou ! On se retrouve aujourd’hui pour un article un peu différent de ce que j’ai l’habitude de vous proposer ici, à savoir des chroniques. Voici un des volets, l’autre avec Romain Lucazeau est publié simultanément.
Il y a tout juste un mois, j’ai eu l’occasion de me rendre au Neuchâtel International Film Festival (NIFFF). Chaque année, le festival s’empare du centre-ville de Neuchâtel, jolie petite ville suisse au bord d’un lac paradisiaque et à flanc de collines. Il propose notamment une scène en open-air. Créé en 2000, le festival est devenu un rendez-vous incontournable tant dans la région qu’à l’international. Il s’axe principalement sur le film fantastique, mais également la création digitale et le cinéma asiatique.
NIFF Extended
Mais le NIFFF n’est pas que cinéma, car grâce à son label NIFFF Extended, le festival reçoit aussi des acteurs d’autres arts.
Offre complémentaire du Neuchâtel International Fantastic Film Festival (NIFFF), le label NIFFF EXTENDED est un cycle de conférences et rencontres qui explorent le futur du cinéma et de l’audiovisuel. Création digitale, nouvelles technologies de l’information, scénarisation audiovisuelle et littérature contemporaine, la pluridisciplinarité de cet espace de réflexion et de réseautage autour de l’imaginaire, rassemblera de nombreux expert.e.s qui partageront
leur vision de l’avenir du genre.
C’est donc essentiellement dans sa section New Worlds of Fantasy (mais pas que !) que le NIFFF accueille des auteurices et acteurs de la littérature de l’imaginaire, notons cette jolie liste :
- Christophe Arleston
- Pierre Bordage
- Orson Scott Card
- Alain Damasio
- Catherine Dufour
- Gwennaël Gaffric (traducteur)
- Jean-Marc Ligny
- George R. R. Martin
- Yann Olivier (éditeur chez L’Atalante)
- Olivier Paquet
- Pierre Pevel
- Christopher Priest
- Lucius Shepard
- Laurence Suhner
Ca, c’était pour vous donner une idée. Cette année, le festival a accueilli Romain Lucazeau, Mariana Enríquez et Joyce Carol Oates pour discuter de littérature et d’imaginaire. Et j’avais envie de revenir sur la discussion avec les deux premiers cités pour partager mon expérience. Vous aurez d’ailleurs également le témoignage de mon conjoint qui a gentiment accepter ma demande d’écrire quelques lignes !
A conversation with Mariana Enríquez

Je ne connaissais Mariana Enríquez que de nom, ayant vu pas mal passer son dernier ouvrage Notre part de nuit sur la blogosphère. Comme pour l’entiereté de ma démarche de participation au NIFFF, c’est la curiosité qui m’a poussée à assister à sa discussion, et qu’est-ce que j’ai bien fait !
La discussion s’est déroulée avec comme interlocutrice Dolores Phillips-Lopez, une chercheuse en littérature hispanophone. La conversation s’est déroulée en espagnol et à été rendue accessible aux non hispanophones par une traduction en live.
Très vite, la discussion s’est axée sur l’essence du travail de l’autrice (qui est également journaliste). Elle fait acte et rend compte des stigmates qui meurtrissent la population argentine (et globalement latino-américaine). Mariana Enríquez joue malgré elle dans le registre de la littérature de la terreur. Elle le dit elle-même, elle ne veut pas écrire de la terreur.
Les stigmates que j’évoquais sont ceux des disparus, dans une société où prévalait l’incertitude. Ces stigmates découlent des modèles dictatoriaux successifs qui ont été en place dans l’Amérique latine au 20ème siècle et dans lesquels l’armée faisait disparaître des personnes, sans rendre de corps, afin de semer volontairement la terreur au sein de la population. L’horreur ne pouvant pas être montrée, elle est amplifiée dans ses écrits.
Elle évoque dès lors l’importance du corps (l’enveloppe charnelle), l’importance des disparu. Encore une fois elle revient sur le terrorisme d’état et la justice qui ne se fait définitivement pas devant des tribunaux. Ce vécu est donc devenu un mécanisme d’imagination et de créativité.
La conversation passe ensuite à la notion de genre, dans le cinéma, dans la littérature. C’est démontré par l’évocation de nombreux écrivains qui se cantonnent à un genre. L’autrice proclame le non-cloisonnement dans un genre, et je suis bien d’accord avec elle.
Ses textes sont également abordés, avec la notion d’intertextualité qui se retrouvent dans Notre part de nuit, mais également ses inspirations et ses méthodes de travail. Au travers de ses mots, on sent que Mariana Enríquez est très attachée à ses terres natales, elle veut promouvoir l’Argentine, montrer que c’est plus que de la pampa et que ça ne se résume pas à Buenos Aires. La symbolique du patrimoine se retrouve dans la majorité de ses écrits.
Finalement, la phrase qui m’a le plus marqué et que j’ai trouvé très juste, c’est quand elle dit qu’elle est féministe, mais qu’elle ne peut pas être une écrivaine féministe. Je trouve cette dualité, et ces casquettes, très honorables et fascinantes. Il faut avoir de la force pour séparer ces deux choses, forces que je ne pense pas avoir (parce que si vous ne l’aviez pas compris, je suis féministe).
Et alors, qu’est-ce j’en ai pensé ?
J’ai eu énormément de plaisir à écouter Mariana Enríquez dialoguer. Je ne la connaissais pas, mais elle m’a très clairement séduite par la passion qu’elle dégage. Elle m’a donné envie d’en savoir plus sur l’Argentine, la vraie Argentine, celle de la « pampa » et des luttes sociales fortes et encrées. C’est donc avec hâte que je me réjouis de lire sont recueil de nouvelles « Ce que nous avons perdu dans le feu ».
Et le navigateur de l’imaginaire, il dit quoi ?
Comme je le disais en début de billet, mon conjoint, ici le navigateur de l’imaginaire, m’a gentiment accompagné et intitule ses quelques lignes « Quelques livres en plus ».
L’horreur des disparus
Cette fois-ci on quitte complétement tout repaire. Traduction par casque qui demande parfois un effort de concentration, mais Mariana Enríquez nous fait découvrir tout un genre littéraire fantastique auquel je ne suis pas habitué : l’horreur (Literatura de terror ou de horror), qui fut semble-t-il très prolifique en Argentine au 19e siècle une première fois, puis une seconde fois dans la fin du 20e siècle après la fin de la 2e junte militaire de 1976-1983 (Proceso de Reorganización Nacional).
En effet, Enríquez explique de manière assez intéressante que sa littérature s’inspire notamment des desaparecidos («disparus »). Ce mode de répression de rendu tristement célèbres par les dictatures sud-américaines consiste à enlever, généralement secrètement, une personne, l’emmener dans un lieu de détention tout aussi secret, et finalement de ne jamais restituer le corps de la victime. Ceci en niant toute implication, n’hésitant pas à traiter de folles les personnes rapportant les événements, à l’instar des Madres de la Plaza de Mayo, à laquelle l’autrice fait plusieurs fois référence dans la conférence.
On peut aisément imaginer comment, en cultivant le secret, accusant ses détracteurs de folie, agissant en toute impunité, tels des fantôme (fantasmas), générant des dizaines de milliers de disparus[1], revenants pour beaucoup dont le deuil a besoin du corps pour être effectif, (et comme nous fait remarquer Enríquez, revenants et fantômes se disent fantasmas en espagnol), ce Terrorisme d’Etat aura pu être à l’origine d’une horreur indicible, que le « réalisme ne suffit plus à transcrire ». Cette peur de la disparition, des états totalitaires omniprésents, des corps mutilés, de la criminalité d’amérique du sud, mais également les fantasmes qu’ils peuvent générer, tels que revenants, esprits, mediums, et les croyances populaires qui y sont liés, mêlés avec la profonde tradition des Saints Argentins, de la richesse des cultures locales, forment le terreau fertile avec lequel Enríquez nourrit les fantasmes de peur de ses lecteurs. Elle semble effectuer un réel travail de journaliste en usant le corps comme un moyen d’expression de peurs culturelles – mais qui à mon humble avis devrait pouvoir terrifier plus d’un-e lecteur-trice.
Comme le genre est trop éloigné de mon style, je n’ai pas acheté de livre cette fois-ci, mais je pense que pour des lecteur-trice qui apprécie le fantastique, le gothique, le glauque, ce doit être de l’excellente qualité !
[1] Les chiffres publiés par la Comisión Nacional sobre la Desaparición de Personas (CONADEP) en 1948 furent de 8961, révisés 13’000 par les régistres officiels 2003 [1]. Les historiens des ONG estiment environ 30’000 le nombre de desaparecidos [2].
[1] https://www.clarin.com/ediciones-anteriores/duda-historica-sabe-desaparecidos_0_B1FG1JglCKl.html
[2] https://madres.org/wp-content/uploads/2020/03/Argentina-una-herida-abierta.pdf
Comme toi, je suis assez éloigné de ce genre littéraire, mais c’est tout de même une belle découverte. Et cela me donne envie (si j’en trouve le temps, comme d’habitude) de m’intéresser à la littérature de ce pays, que je connais très peu.
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Ca a clairement eu cet effet sur moi, découvrir ! En espérant que si tu as le temps, tu aies du plaisir à découvrir l’Argentine.
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« Mariana Enríquez joue malgré elle dans le registre de la littérature de la terreur » : je suis justement en train de lire « Notre part de nuit » et je peux ‘confirmer’ que cette phrase fait pleinement sens. Enfin, en tout cas je crois comprendre parfaitement ce qu’elle veut dire. ^^
Merci pour ce retour !
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Ton commentaire me conforte dans l’idée qu’il faut vraiment que je la lise. Ravie de savoir que mon retour t’ait plu !
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Passionnant ! Immense merci vraiment. Cette autrice c’est une immense découverte pour moi, j’ai adoré Notre part de nuit et oui tout ce qu’elle dit là fait sens par rapport au roman,.
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Je suis très heureuse de savoir que ce compte-rendu te plaise et te soit instructif !
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Très enrichissant comme interview. Ces disparus hantent encore les mémoires et Mariana Enriquez trouve cet angle de la terreur ou de l’enfer moral pour interpeller les personnes qui la lisent.
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